Arsène J. Murasaki

—Salut Maman [ … ] Oui, c'est moi. [ … ] Oui oui j'suis bien arrivée et mes cartons sont là aussi ne t'en fais pas. [ … ] Je commence demain seulement, j'ai le temps de m'installer. [ … ] Oui je sais Maman, j'irais faire un tour dans l'établissement pour repérer ma classe. C'est immense, j'ai pas envie de me perdre non plus. [ … ] Non je sais, je suis consciente que c'est une chance immense. [ … ] Ne t'en fais pas je n'ai pas envie de tout gâcher. [ … ] Comment ? Ah, Rachel a réussi ses contrôles. Tant mieux. [ … ] Oui.. Oui je comprends. Faut que je te laisse Maman, je dois déballer mes affaires. [ … ] C'est ça, bisous.

Arsène raccrocha. Un soupir. Elle tourna la tête, explorant du regard son nouvel environnement, l’apprivoisant. C'est tellement étrange de se dire que désormais c'était là son nouveau 'chez-soi', bien différent de sa petite maison perdue dans la campagne française et entourée des champs de lavande qui l'avait vu grandir, ou encore de la demeure de style victorienne londonienne ou elle-même et sa famille avait déménagé après que ne se soit produit un tournant dans la vie professionnelle de son père. l'appartement n'est pourtant pas dénué de charme, au contraire. Elle a toute la place qu'elle désire pour s'installer. Simplement c'est... a dire vrai elle n'arrivait à définir ce qu'elle ressentait. Un mélange d'appréhension et d'excitation, de joie et de tristesse, de peur et d'envie. Un peu tout cela à la fois en somme.

Blenheim. Tout de même, qui aurait crû qu'elle, la pauvre petite enseignante qui n'avait rien pour elle, se retrouverait ici ? Personne et elle la première. Arsène avait du mal à réaliser et pourtant le contrat de travail qu'elle tenait toujours entre ses doigts aux ongles qu'elle s'était rongé tout le long du trajet jusqu'au pensionnat sous l'effet de la nervosité, serrant le papier si fort qu'il en était froissé ; ce contrat état bien réel. Et tout le reste aussi. Toute cette histoire s'était enchaînée à une vitesse incroyable, Arsène avait l'impression de s'être fait emportée par un tourbillon déchainé.

La jeune femme s'approcha du premier carton. Elle savait ce qu'il contenait, un sourire fleurit sur ses lèvres tandis qu'elle l'ouvrait précautionneusement pour en extirper le violon en bois d'ébène qu'il contenait. Arsène caressa instrument, presque amoureusement tandis qu'elle couvait du regard. Elle l'épaula, tout en se saisissant de son archet, commençant doucement à chatouiller les cordes à l'aide de ce dernier. Elle avait bien le temps de jouer un peu quelques notes pour célébrer son emménagement, son nouvel emploi et par extension, sa toute nouvelle vie qui commençait aujourd'hui. De toutes manières ses affaires seront vite installées ; elle n'avait que ces livres, qu'ils soient en français, anglais ou japonais même, qui remplissaient à eux seuls trois bibliothèques entières – elle n'enseignait pas le français et la littérature pour rien. Ses nombreuses plantes étaient déjà toutes en place et elle n'aurait qu'a réorganiser leur place dans sa chambre par la suite. Pour le reste ce n'était que babioles, vêtements et autres broutilles sans grand intérêt. Sa vie se résumait à son violon, ses livres et ses plantes. Tout simplement.

Quand elle prenait le temps de regarder en arrière, Arsène se disait qu'elle n'avait vraiment rien fait. Sa vie ne valait pas la peine d'être racontée. Elle était vide, plus plate qu'une série B sur une chaine du satellite. Elle était née dans une famille banale, ni pauvre ni incroyablement riche. Elle se situait pile entre un grand-frère sociable et bourré de talents et une petite sœur prometteuse et parfaite en tout. Arsène était l'invisible de la famille, la banale, celle qui était là et qui traçait sa route sans rien demander à personne. Et la voilà désormais à Blenheim. Pourrait-elle se construire une histoire, maintenant ? A presque trente ans, peut-on encore croquer la vie à pleine dents ?

Arsène l'ignore. Alors en attendant, elle caresse les cordes de son violon et laisse la mélodie envahir les murs nus de l'appartement. Son chez-soi.


—Non ! Je suis en retard !

Bruit de pas précipités. Arsène s'extirpe de la salle de bain telle une furie, les cheveux encore dégoulinants, le chemiser de travers et la jupe froissée. En retard, encore. A cause de son réveil qui n'a pas sonné. Pourquoi d'ailleurs ? Elle l'avait pourtant réglé correctement cette fois-ci, elle en était certaine. Alors pourquoi les dieux s'acharnaient-ils sur sa pauvre petite personne ?

Deux ans qu'Arsène est là, deux ans qu'Arsène fréquente les couloirs de Blenheim, qu'elle continue de se perdre et de se tromper de porte. Deux ans qu'elle sourit aux élèves, leur dit bonjour et leur demande des nouvelles de leur grand-mère. Deux ans qu'elle fait partager sa passion des livres et de la langue française. Deux ans qu'elle vit, qu'elle a l'impression d'enfin servir à quelque chose, d'avoir trouvé un endroit ou, à défaut de vivre la vie de rêve, elle est au moins utile à certains. C'est probablement pas parfait. Mais elle a son violon, ses livres et ses plantes. Et maintenant, elle a aussi ses élèves. Alors dans l'ensemble, c'est plutôt un progrès.  

Enfin faudrait tout de même qu'elle arrête d'être en retard à ses cours une fois sur deux tout de même. C'est franchement pas professionnel comme attitude. Et faudrait aussi qu'elle apprenne qu'on ne mets pas de soutien-gorge noir avec des chemisiers blancs. Mais ça, elle s'en rendra compte tout à l'heure... éventuellement.